(Article paru en 2008 sur le blog Ici Palabre)
Cet article s’intéresse au rôle déterminant du peintre éthiopien Alexander "Skunder" Boghossian, qui, installé aux Etats-Unis dès 1970, préside aux destinées artistiques de nombre de ses cadets, notamment à travers l’enseignement qu’il pratique à la Howard University de Washington. Il postule aussi que certains mouvements de promotion d’une “esthétique afro-américaine”, tels qu’AFRI-COBRA (fondé à Chicago en 1968), pendants artistiques des groupes politico-révolutionnaires comme le Black Power Movement, ont de toute évidence influencé la peinture éthiopienne moderne, à travers les parcours individuels de sa diaspora.
Dans le précédent article (cf. Ethiopia Remix 2) qui, partant de l’exemple de l’exposition internationale Africa Remix présentée à Paris en 2005 (mais aussi à Düsseldorf, Tokyo et Johannesburg), nous nous interrogions sur les causes de la faible représentativité des peintres éthiopiens contemporains dans les galeries et institutions muséales en France et en Europe.
Bien qu’aucune réponse définitive ne puisse être avancée, ces causes apparaissent clairement à la lumière de l’analyse historique et plus encore dans l’évocation du parcours individuel de quelques précurseurs, tels que Skunder Boghossian et Gebre Kristos Desta.
Si le phénomène n’est certes pas unique en Afrique, le choix de l’exil que font bon nombre d’artistes éthiopiens à partir des années 60 explique en grande partie non seulement la rareté des artistes éthiopiens sur la scène artistique européenne, mais surtout l’évolution d’un art qui s’est nourri des expériences d’exil et de retour, d’un mouvement d’éloignement et de rapprochement, de va-et-vient constants.
Douleurs du déracinement et forces vitales du nomadisme: les mamelles de l’art éthiopien moderne ?
La création des conditions d’exil a connu deux impulsions historiques majeures: l’une nourrie par l’enseignement colonial après la 2ème guerre mondiale, l’autre par les crises politiques et économiques des indépendances.
En Ethiopie comme ailleurs, c’est l’insuffisance de l’enseignement artistique qui provoquent les départs. Certains artistes s’installent en France ou en Angleterre, suivent un cursus à la Slade School of Fine Art de Londres ou à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Mais la majorité prend le chemin des universités américaines pour suivre des études de 3ème cycle ou pour y enseigner.
C’est le cas de Skunder Boghossian qui, après un bref retour dans sa ville natale (1966-1969), choisit de s’implanter définitivement aux Etats-Unis (1970), à Atlanta d’abord où il enseigne la peinture et l’art africain. Le renversement d’Haïlé Sélassié en 1974 et la révolution marxiste hypothèquent le retour de Boghossian en Ethiopie. A partir 1978 il s’installe à Washington en tant que professeur associé au Fine Art School Department de la Howard University de Washington, regroupant autour de lui une véritable diaspora d’artistes éthiopiens, dont les plus connus sont Wosene Kosroff, Girmay Hiwet, Elisabeth Atnafu et Achyemeleh Debela.
De l'influence de S.Boghossian, Wilfredo Lam, Jeff Donaldson et AFRI COBRA sur l'émergence de l'art éthiopien moderne
La naissance d’un art “éthiopien” moderne est directement lié à ce contexte universitaire. mais il est à rapprocher aussi du parcours personnel de Skunder Boghossian. Ce dernier en effet, lors de ses études à l’ENSBA de Paris puis à Londres, dans les années 60, côtoie Wilfredo Lam (1902-1982), peintre d’origine cubaine installé en France et qui possède un atelier à Paris dès les années 40, avec lequel il fréquente un groupe parisien d’intellectuels qui s’intéressent à un “projet littéraire transculturel de la négritude” et au surréalisme.
Or Wilfredo Lam est aujourd’hui considéré sinon comme le père fondateur comme l’un des précurseurs d’une tendance “transafricaine” de l’art qui verra naître aux Etats-Unis à la fin des années 60 le mouvement Afri-Cobra. L’influence de W.Lam et du groupe Afri-Cobra sur Boghossian est probablement déterminante dans son approche abstraite et surréaliste de la peinture, dans ses improvisations artistiques, mais aussi dans sa quête d’un retour aux sources d’un art authentiquement africain.
Pour faire court, quand Boghossian arrive aux Etats-Unis, la popularité et le rayonnement des mouvements artistiques afro-américains tels que le BAM (Black Arts Movement), l’OBAC (Organization of Black American Culture) et AFRI-COBRA (African Commune of Bad Relevant Artists) sont à leur apogée. L’engagement des artistes et intellectuels noirs dans des mouvements opposés au diktat des classes moyennes blanches, constitue une affirmation décisive de la richesse de l'héritage culturel, politique et intellectuel de l'Amérique Noire. En dépit de l’influence des idéologies radicales comme celles du Black Power Movement et plus tard des Black Panther, - qui divisent plus qu’elles ne rassemblent-, les artistes d’AFRI-COBRA , par la voie de son fondateur Jeff Donaldson, se démarquent par leur volonté de promouvoir une esthétique “transafricaine”, c’est-à-dire une esthétique née du métissage, de la douleur de l’exil et de la mémoire. Une esthétique qui combine la connaissance du patrimoine artistique africain, un questionnement actuel relatif aux luttes politiques qui concernent autant les Africains d’Afrique que la diaspora africaine, et l’invention d’une nouvelle imagerie abstraite capable de saisir le rythme des formes et la vibration des couleurs. Une esthétique authentiquement nègre, dont l’un des éléments vitaux sera aussi l’incorporation d’éléments d’improvisation qui rappellent les créations du free-jazz afro-américain. Une esthétique surtout qui transcende la conception primitiviste romantique qu’une majorité aveugle de critiques occidentaux a longtemps pu imposer.
Le contact des artistes éthiopiens (comme d’ autres africains) de la diaspora avec le transafricanisme d’AFRI-COBRA a un double effet.
D’une part , il revitalise l’ art afro-américain qui cherche une voie salutaire à la réalité de son déracinement, et, d’autre part, il conforte les exilés dans leur choix de faire coexister dans leurs oeuvres, le passé et le présent, les composantes symboliques de leur identité ethnique ou nationale et les signes patents du modernisme.
Skunder Boghossian personnalisera en quelque sorte cette réciprocité des influences entre les artistes afro-américains et les artistes éthiopiens exilés à Washington. Ses oeuvres en témoignent. Des oeuvres parfois de tendance néo-surréaliste dans lesquels il mêle improvisations inspirées des rouleaux magiques (ces parchemins écrits en guèze aux fonctions protectrices et curatives) et formes cosmiques qui suggèrent la fusion ou au contraire la fission. La luminosité et la prééminence du dessin rappellent les manuscrits enluminés de l’Eglise orthodoxe, et parfois la présence de matériaux traditionnels comme la peau de chèvre produit un effet de chevauchement des surfaces.
Nul doute donc, que Skunder Boghossian reste un artiste fondamentalement éthiopien en termes d’inspiration mais qui échappe néanmoins à cette catégorisation qui revisite en permanence l’ethnicité comme une forme de primitivisme. Il est aussi un premier relais pour tous ces artistes éthiopiens qui quittent l’Ethiopie pour venir s’établir dans un pays étranger dont ils ignorent tout.
Des artistes comme Wosene Kosroff et Girmay Hiwet, qui passent eux aussi par la School of Fine Arts de la Howard University, suivent une évolution similaire. Si leurs oeuvres mettent davantage en avant la question de l’identité posée par le nomadisme culturel - cette ambivalence entre la douleur de l’exil et l’appropriation réconfortante de l’ailleurs -, elles se posent comme actes de “mémoration”, soit l’expression d’une nécessité intérieure subjective rendue possible par l’exploration des caractéristiques graphiques et talismaniques du “Fidäl” (le syllabaire de l’écriture amharique). Calligraphie complexe mais harmonieuse, l’écriture amharique (langue officielle de l’Ethiopie) constitue en effet, pour de nombreux artistes éthiopiens, avec les matières (bois, peaux) et un système symbolique et pictural hérité de l’art monastique ancien (les yeux, les visages, les croix), leur principal point d’attache à une matrice culturelle “nationale”.
Wosene Kosrof, qui revendique l’influence de Jeff Donaldson sur son travail, à une époque où ce dernier est doyen des Fine Arts à la Howard University (devenue de fait le quartier général d’AFRI-COBRA), est probablement l’artiste éthiopien contemporain qui a le plus mis en valeur l’héritage de l’écriture monastique et le symbolisme talismanique.
Ces éléments immédiatement identifiables, malgré la diversité des traitements picturaux, pourraient ouvrir la voie à une herméneutique de l’art éthiopien mais sont avant tout les témoins d’un art qui au lieu de se soustraire aux traditionnalismes, a su les réinventer pour atteindre un niveau d’abstraction culturelle qui lui a ouvert les portes des plus grandes collections d’art moderne du monde.
Le “groupe de Washington”, bien qu’informel, constitue sans doute le premier réseau de sociabilité et d’échanges créatifs grâce auquel de nombreux artistes, y compris la jeune génération formée à Addis Abeba, vont se réapproprier les codes, les matières et les symbôles d’un art “éthiopien” traditionnel et le transposer, par le recours à des techniques d’expression contemporaines, dans une modernité absorbée par les idéologies de l’époque. Il en ressort que les carrières de ces artistes éthiopiens illustrent un “type de mouvement diasporique hors de son lieu d’origine et de son identité culturelle première”. (Cf. S.L.Kasfir, Contemporary african art, ©Thames&Hudson, Londres, 2000). Un phénomène plutôt rare, sinon unique qui obligera certains commentateurs à considérer les arts visuels d’Ethiopie (mais aussi les arts vivants) avec une prudence attentive. D’ “éthiopiens” ou d’“africains”, tels qu’ont les qualifiaient d’abord dans les années 70, les artistes de la diaspora éthiopienne, formés dans les meilleures écoles de Beaux-Arts occidentales et sensibilisés aux grands enjeux de notre temps, se voient désormais décernés l’épithète de “modernes” ou de “contemporains”, étiquette certes éminemment commerciale mais que, d’un strict point de vue artistique, ils sont peut-être les premiers à mériter.
NJ
4 juin 2008
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